Nicola Crawhall, directrice générale du Réseau canadien de l’eau (RCE), s’est entretenue avec le Dr Niladri Basu pour une discussion fascinante sur la révolution en cours dans les tests de toxicité et les implications pour les réglementations et les approbations au Canada.

Le Dr Basu est titulaire d’une chaire de recherche du Canada (niveau I) en sciences de la santé environnementale. Il est également professeur au Centre for Indigenous Peoples’ Nutrition and Environment (CINE) et au département des sciences des ressources naturelles de l’Université McGill. Les domaines d’expertise du Dr Basu sont les suivants :

  • Exposition de l’homme et de la faune à des produits chimiques toxiques pour l’environnement, comme le mercure.
  • Santé mondiale axée sur la politique, la justice environnementale et le secteur extractif.
  • Développement, validation et application de nouvelles approches pour tester rapidement la toxicité des produits chimiques/échantillons.

Comment en êtes-vous venu à axer vos recherches sur les polluants environnementaux, la toxicité et l’exposition humaine ? Quel rôle joue la justice environnementale dans votre approche de cette recherche ?

La justice environnementale est le fondement de mon programme de recherche et de mes intérêts. J’ai commencé à travailler dans ce domaine à la suite d’une série d’expériences personnelles. Enfant, j’étais asthmatique et j’ai appris très tôt que s’il faisait mauvais à l’extérieur, je me sentais mal à l’intérieur. Je rendais aussi régulièrement visite à mes grands-parents en Inde et je me souviens avoir joué dans leur jardin avec les cendres chimiques qui tombaient des raffineries voisines. Mais le moment le plus décisif a été une excursion en 11e année à Love Canal, près des chutes du Niagara, dans l’État de New York, l’un des sites les plus tristement célèbres dans le domaine des sciences de l’environnement, qui nous a montré ce qui se passe lorsque 20 000 tonnes de déchets cancérigènes sont déversées dans une communauté et ce qui se produit lorsque les membres de cette communauté ne sont pas écoutés.

À partir de ces expériences et d’autres, j’ai décidé de poursuivre une carrière universitaire afin d’acquérir les connaissances et les compétences nécessaires pour faire face à ce type de situations. Je suis allée à l’université Queen’s où j’ai obtenu une double spécialisation en sciences de l’environnement et en sciences de la vie, et j’ai travaillé dans un laboratoire de toxicologie des poissons avec Peter Hodson. J’ai ensuite poursuivi mes études à l’université de Colombie-Britannique, où j’ai rejoint l’équipe de recherche de George Iwama pour étudier les réactions au stress chez les poissons. J’ai ensuite rejoint l’équipe de Laurie Chan à l’université McGill, où j’ai étudié l’impact des contaminants sur la faune et la flore et sur l’homme. J’ai ensuite travaillé pendant deux ans à Environnement Canada, puis j’ai commencé à enseigner à l’école de santé publique de l’université du Michigan avant de revenir au Canada. Tout au long de mes recherches et de mon enseignement, j’ai toujours été motivée par la justice environnementale.

Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les méthodes traditionnelles d’analyse de la qualité et de la toxicité de l’eau, ainsi que certaines de leurs lacunes ?

Pendant des décennies, les tests de toxicité ont été largement basés sur des expériences impliquant des animaux. Ces types de tests présentent des défauts majeurs.

Tout d’abord, les tests sont effectués dans des laboratoires stériles sur une courte période. Ce n’est pas ainsi que les animaux sont réellement exposés à divers facteurs de stress dans le monde réel.

Deuxièmement, des milliers d’animaux sont tués chaque année dans le cadre de ces expériences, ce qui rend cette approche éthiquement discutable.

Troisièmement, les tests se concentrent sur un seul critère, qui est généralement la mortalité/le décès. Cela ne donne pas une bonne idée du système organique ou de la maladie qui est à l’origine du décès. Ils ne révèlent pas les véritables effets sur la santé, à partir desquels nous ne pouvons pas comprendre les mécanismes sous-jacents, la variabilité des réponses au sein d’une population et la manière dont les différentes espèces réagissent différemment.

Par exemple, dans le cas des poissons, les tests sont effectués en laboratoire sur quelques espèces sélectionnées. Ces informations sont ensuite extrapolées pour prédire les risques pour des centaines/milliers de poissons indigènes à travers le Canada. Cette extrapolation introduit davantage d’incertitude et de variabilité, ce qui complique encore l’évaluation des risques.

Il s’agit là de lacunes importantes des méthodes traditionnelles d’essais toxicologiques.

Quels sont les changements intervenus dans les nouvelles méthodes d’approche au cours des 10 à 15 dernières années qui ont permis de remédier à certaines de ces lacunes ?

Au cours des deux dernières décennies, une série de progrès scientifiques et technologiques importants ont été réalisés. Trois d’entre elles sont essentielles :

  1. Les alternatives à l’expérimentation animale. Cette évolution a été motivée par l’éthique, la reconnaissance de la cruauté de l’expérimentation animale et le principe des 3R. Certaines nouvelles méthodes utilisent des lignées cellulaires et des cultures de tissus au lieu de modèles animaux.
  2. Au lieu de compter les animaux morts, nous pouvons désormais examiner les réactions au niveau moléculaire. Grâce aux progrès de la génomique, nous pouvons mesurer les réactions de milliers de gènes, de protéines et de petites molécules.
  3. Un autre progrès est dû à l’augmentation des capacités de calcul. L’émergence des méthodes in silico a permis de constituer de vastes bases de données sur les produits chimiques et les réactions des organismes, qui peuvent être utilisées pour prédire les effets de certains produits chimiques et les réactions de certaines espèces.

Mais le changement le plus important, à mon avis, a été l’évolution de la réglementation. Les tests de toxicité traditionnels sont un domaine de pratique très institutionnalisé. Changer de telles pratiques est difficile et prend du temps. En tant que scientifique ayant plaidé en faveur de ce changement, il est très gratifiant de voir qu’il se produit maintenant. Des changements législatifs permettant ou exigeant de nouvelles méthodes d’approche sont en cours d’adoption dans l’Union européenne, aux États-Unis et maintenant au Canada avec l’adoption de la Loi renforçant la protection de l’environnement pour un Canada plus sain en 2023. Il s’agit d’une évolution très importante au Canada.

Ce changement est probablement dû à la défense des intérêts de la société et à la pression scientifique. Et probablement aussi grâce à une nouvelle génération d’évaluateurs de risques et de scientifiques au sein des agences gouvernementales qui reconnaissent eux-mêmes les lacunes.

Pouvez-vous expliquer plus en détail le fonctionnement des méthodes moléculaires ou génomiques et les avantages qu’elles offrent par rapport aux méthodes traditionnelles ?

Les méthodes moléculaires ou génomiques présentent un certain nombre d’avantages. Si l’on considère les méthodes d’essai traditionnelles, on s’intéresse à un seul critère, la mort, qui ne nous dit pas grand-chose. La génomique nous permet d’étudier les réponses au niveau cellulaire ou moléculaire, en examinant des milliers de gènes, de protéines et de petites molécules. Ce domaine a progressé au fur et à mesure que les technologies ont mûri et sont devenues plus abordables et accessibles, de sorte qu’elles peuvent désormais être mises à l’échelle. Il y a dix ans à peine, seuls quelques laboratoires dans le monde pouvaient effectuer ce type d’analyse. Aujourd’hui, tout laboratoire universitaire disposant d’installations moléculaires de base peut mettre en œuvre un tel programme.

Un autre avantage est que les approches génomiques offrent beaucoup plus d’informations. Bien avant que les animaux ne meurent ou ne tombent malades, il se produit des changements subcliniques que nous ne pouvons pas voir au niveau cellulaire. Nous disposons donc désormais de méthodes permettant d’observer ces cellules et de mesurer les changements au niveau des protéines et des gènes. Par exemple, nous pouvons identifier les changements dans les gènes qui sont spécifiques à notre système immunitaire ou dans les protéines qui indiquent le stress de notre système cardiovasculaire. Ce faisant, nous pouvons prédire quel système organique sera affecté et ce, beaucoup plus tôt dans le continuum de la maladie.

Nous pouvons également modéliser mathématiquement ces mesures génomiques. Dans le modèle traditionnel “dose-réponse”, une exposition accrue à un produit chimique entraîne généralement la mort. Les données quantitatives issues de ces modèles constituent l’épine dorsale des lignes directrices réglementaires.

En appliquant ces modèles, et au lieu d’attendre la mort, nous pouvons maintenant quantifier à quelles concentrations chimiques les gènes commencent à changer. Ces concentrations basées sur la génomique fournissent des informations quantitatives sur le stress précoce et sont considérées comme “protectrices” car elles précèdent les concentrations associées à des résultats négatifs. L’avantage supplémentaire est que ces types de modèles sont déjà connus et reconnus par les organismes de réglementation.

En résumé, l’expérimentation animale typique prend des années et coûte des millions de dollars. Par conséquent, la plupart des produits chimiques commercialisés n’ont pas été évalués. Une nouvelle approche fondée sur des techniques moléculaires utilisant des modèles alternatifs à l’animal est moins coûteuse et plus rapide, et permet également d’améliorer notre connaissance des risques pour la santé posés par les polluants chimiques.

Quelles sont les implications de ces nouvelles méthodes d’approche pour la réglementation des produits chimiques et, en particulier, pour l’évaluation et la réglementation des produits chimiques au Canada ?

En termes simples, la modernisation de l’évaluation et de la réglementation des produits chimiques aura une série d’avantages socio-économiques pour les Canadiens et notre environnement. Les nouvelles méthodes d’approche promettent de rendre le processus plus éthique et plus efficace.

La mise en œuvre de ces mesures sera difficile, car elles doivent fonctionner pour toutes les parties prenantes. Mais l’objectif ultime est de transformer et de moderniser la manière dont les produits chimiques sont réglementés et approuvés, d’une manière plus éthique (en utilisant moins d’animaux), en protégeant plus de Canadiens et plus d’écosystèmes.

Un autre avantage est que les nouvelles méthodes d’approche tendent à être plus informatives. L’information, c’est le pouvoir. Nous pouvons mieux protéger la société en disposant de plus d’informations sur les produits chimiques, sur la manière dont ils se comportent dans l’environnement et, en fin de compte, sur les personnes et les animaux.

Il en résultera des avantages économiques tangibles. Imaginez les progrès de la recherche et du développement en matière de conception de produits dans le secteur privé, grâce à des méthodes plus rapides et moins coûteuses.  Ces méthodes peuvent aider les entreprises à atteindre les objectifs liés à une conception sûre et durable.

Enfin, il y aura des avantages pour la santé. Nous savons déjà que la pollution chimique est à l’origine d’un grand nombre de maladies dans le monde entier, et même au Canada. Une meilleure gestion et une meilleure réglementation amélioreront certainement la santé.

C’est la direction que prend le monde. En adoptant ces méthodes, mais aussi en prenant la tête des efforts, le Canada pourrait être aux commandes.

Où ces nouvelles méthodes d’approche ont-elles été adoptées ? Pourquoi pensez-vous que l’adoption de ces nouvelles méthodes d’approche a été lente ?

Le changement peut être lent, en particulier dans les systèmes réglementaires qui sont conçus pour fonctionner d’une certaine manière. Même si l’on change le système, les personnes qui y travaillent ont des façons de faire bien ancrées. Mais nous constatons que les organismes de réglementation, comme Santé Canada et Environnement et Changement climatique Canada, prennent des mesures. À ce jour, le changement le plus tangible s’est produit dans l’industrie cosmétique en ce qui concerne les méthodes de test de la sensibilité de la peau. Les tests effectués sur des lapins et d’autres animaux ont suscité un tollé général. Certains détaillants et entreprises comme The Body Shop ont adopté une position ferme, ce qui s’est avéré être une bonne décision commerciale et éthique. Cela pourrait servir de feuille de route pour d’autres secteurs.

Vous vous consacrez au design thinking pour la recherche. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

Je dois remercier deux de mes collègues spécialistes des sciences sociales, les professeurs Steve Maguire et Gordon Hickey, qui m’ont fait comprendre très tôt que les nouvelles méthodes devaient être basées sur le point de vue de l’utilisateur final, et non sur celui du scientifique. Ils m’ont appris que si l’on veut transformer les tests de toxicité, il faut placer l’utilisateur dans le siège du conducteur.

La réflexion sur la conception comporte cinq aspects essentiels. Premièrement, l’empathie, vous devez vous concentrer sur l’utilisateur et ses besoins ; deuxièmement, définir la question avec un énoncé de problème du point de vue de l’utilisateur et non du chercheur ; troisièmement, participer à l’idéation par le biais d’un brainstorming itératif et intensif afin de trouver des solutions créatives. La quatrième étape est le prototypage. Toutes les solutions ne fonctionneront pas. Il existe une myriade de possibilités. Enfin, des études de cas sont menées auprès des utilisateurs afin de déterminer les points douloureux qu’ils rencontrent et les solutions qui facilitent leur travail. L’ensemble du processus est itératif et non linéaire, avec de nombreux allers-retours entre le chercheur et l’utilisateur.

Vous avez parlé d’un changement révolutionnaire dans les tests de toxicité qui peut être appliqué à la réglementation des polluants. Que pensez-vous ou espérez-vous que l’on puisse réaliser au Canada au cours des cinq prochaines années en adoptant ces méthodes, et par où commenceriez-vous ?

L’adoption, l’année dernière, de la loi renforçant la protection de l’environnement pour un Canada plus sain a ouvert la voie à des changements dans les essais de toxicité au Canada. En modifiant la loi canadienne sur la protection de l’environnement, le gouvernement fédéral a fait part de son intention de promouvoir l’intégration rapide de nouvelles méthodes scientifiquement justifiées. Le gouvernement fédéral a désormais pour mandat d’exiger l’utilisation d’approches alternatives réalisables. Les membres des communautés scientifiques et réglementaires, de l’industrie et d’autres groupes de parties prenantes doivent donc se préparer à relever ce défi et à moderniser leur approche. L’étape suivante consiste à réunir ces groupes pour trouver des moyens de travailler ensemble. Le Canada dispose de certains des meilleurs chercheurs au monde dans ce domaine, et nous avons des organismes de réglementation avec des effectifs tout aussi importants, mais nous ne sommes pas très intégrés. J’aimerais voir un effort concerté pour rassembler ces groupes, prendre le mandat de la nouvelle législation et construire une communauté de pratique avec des ressources suffisantes pour réussir.

Ressources

  1. Fiche d’information sur la méthode de la nouvelle approche de Santé Canada : https://fcm.ca/fr/ressources/faire-de-la-croissance-du-canada-un-succes
  2. Plan de travail de la méthode de la nouvelle approche de l’EPA : https://www.epa.gov/system/files/documents/2021-11/nams-work-plan_11_15_21_508-tagged.pdf
  3. Le chemin vers la modernisation de l’évaluation des risques au Canada :  https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0013935121015267?via%3Dihub