En décembre 2022, les gouvernements du Canada et du Manitoba ont convenu de soutenir la Seal River Watershed Alliance dans la réalisation d’une étude de faisabilité en vue de la création d’une aire protégée et de conservation autochtone (APCA). Le 22 mars dernier à New York, lors d’un événement organisé dans le cadre de la Journée mondiale de l’eau, cette APCA figurait comme un de quatre exemples internationaux illustrant le rapport à la terre, l’eau, la culture et la langue qu’ont les peuples autochtones.

Le bassin versant de la rivière Seal est situé dans les territoires traditionnels des Dénés sayisi et des Dénés de Northlands, de la Première Nation Barren Lands et de la Nation crie O-Pipon-Na-Piwin. Ensemble, ces Nations forment la Seal River Watershed Alliance, laquelle milite en faveur de l’établissement d’une aire protégée et de conservation autochtone depuis des années.

L’aire protégée de 50 000 km2 préserverait la rivière Seal, la dernière grande rivière non endiguée du Manitoba. Le bassin versant de la rivière Seal est situé dans une zone d’adhésion au Traité no 5. La communauté des Dénés Sayisi est la seule située dans le bassin versant, mais les trois autres nations cries et dénées ont un intérêt dans la région.

La directrice générale du Réseau canadien de l’eau, Nicola Crawhall, a eu l’occasion de s’entretenir avec Stephanie Thorassie, directrice générale de la Seal River Watershed Alliance, le 28 mars 2023.

Qu’est-ce qui vous a amenée à la Seal River Watershed Alliance?

Je suis née au sein de la nation des Dénés Sayisi. C’est ma demeure, c’est mon devoir de faire entendre la voix de la terre, de l’eau et des caribous et de la défendre. Nous devons continuer à être de bons intendants de la terre qui nous a aidés, protégés et soutenus pendant des milliers d’années.

En tant que femme dénée, j’ai toujours défendu les intérêts de ma communauté. En 2019, je travaillais comme esthéticienne dans un salon. La veille du jour de l’An, juste au moment du compte à rebours, j’ai fait une chute brutale en patin et je me suis cassé les deux poignets. Étendue là, et assise sur mon sofa avec mes deux plâtres pendant les mois qui ont suivi, j’ai longuement réfléchi à ce que je voulais faire. Ma convalescence a été dure mentalement et physiquement.

Plus tard dans l’année, on m’a invité à participer à une conférence pour les jeunes, afin de partager mes connaissances en tant que tanneuse de peaux et utilisatrice du territoire. On m’a aussi demandé de travailler à temps partiel sur ce nouveau projet concernant le bassin versant de la rivière Seal qui venait de démarrer sous la direction de mon prédécesseur Ernie Bussidor, avec le soutien de la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP Canada) et d’Environnement et Changement climatique Canada.

Pendant la pandémie de COVID-19, nous avons créé de toutes pièces la Seal River Watershed Alliance (Alliance du bassin versant de la rivière Seal). J’ai collaboré quotidiennement avec 13 groupes de travail pour mettre au point les tenants et les aboutissants de la nouvelle société. Mon rôle n’a cessé de croître jusqu’à ce que je sois nommée directrice générale.

Pouvez-vous décrire le bassin versant de la rivière Seal an matière de ressources, de faune et de flore et de séquestration du carbone?

Le bassin versant de la rivière Seal est une zone de 50 000 km² située dans le nord du Manitoba. Son estuaire se trouve dans la baie d’Hudson. Le fait que cette région soit éloignée et isolée est une arme à double tranchant. Il n’y a pas d’infrastructures, comme des routes. En revanche, le territoire est identique à celui que les premiers explorateurs occidentaux ont « découvert » : les mêmes arbres, les mêmes plantes, le même lichen et les mêmes caribous.

Quelque 200 000 caribous migrent à travers la région. Les ours grizzlys y habitent. C’est dans l’estuaire de la rivière Seal que naissent la plupart des bélugas. Les phoques de la baie d’Hudson remontent dans les eaux douces de la rivière. Cette eau, on peut la boire directement de la rivière. Lors d’une récente expédition, nous avons vu 15 pygargues à tête blanche. Jusqu’à maintenant, on a identifié dans le bassin versant 25 espèces menacées ou vulnérables. Des oiseaux y migrent de l’Amérique du Sud et de l’Antarctique. Par contre, pas très loin d’ici, on peut constater la destruction et le chaos causés par le détournement de la rivière Churchill, ainsi que la perte de contact avec l’eau et la terre causée par le développement hydroélectrique.

La préservation des terres dans le bassin versant de la rivière Seal revêt également une importance à l’échelle mondiale. On estime que ces terres séquestrent dans le sol deux milliards de tonnes de carbone, soit l’équivalent de 70 ans d’émissions de véhicules. Les laisser intactes permet de ralentir le réchauffement climatique qui se produirait si on les perturbait. Nous avons besoin de plus de territoire comme celui-ci.

Comment la terre et l’eau influencent-elles et inspirent-elles la culture, la langue et le mode de vie des Dénés sayisi?

C’est tout pour nous! Tous les aspects de notre mode de vie et de notre culture sont liés et imbriqués dans le territoire. La terre et l’eau font partie de notre famille, on ne peut avoir l’une sans l’autre. Nous avons le devoir de les protéger comme une famille, de nous soutenir mutuellement. Elles sont vitales pour la pérennité de notre langue et de notre culture.

Les Dénés Sayisi ont vécu des temps bien sombres. Jusqu’à très récemment, il n’était pas bien vu d’être autochtone, il n’était pas prudent de pratiquer notre culture ou de parler notre langue. La préservation de ce bassin versant représente quelque chose de positif pour notre souveraineté et notre autodétermination. Nous protégeons ce territoire pour nous-mêmes, et par nous-mêmes. Dans le passé, ce sont des décideurs politiques vivant à des milliers de kilomètres d’ici, qui ne connaissaient rien de nous ou de ces terres, qui prenaient ces décisions à notre place.

Ma communauté a été déplacée de force dans les années 1950. Les Dénés sayisi étaient nomades. À l’une de nos aires de repos traditionnelles, utilisées depuis des milliers d’années, il y avait une accumulation d’os de caribou, car nous y entreposions les caribous que nous chassions pour nous permettre de survivre pendant l’hiver. Le gouvernement canadien a mal compris et a pensé que notre peuple était responsable du déclin du caribou en raison de la chasse excessive. Nous avons été déplacés de force et dépossédés de nos terres et de notre mode de vie.

Cette relocalisation a causé d’énormes ravages chez les Dénés sayisi. Un tiers de notre communauté a péri de faim, de froid et en raison d’incendies de maison. De nombreuses filles et femmes ont été victimes d’agressions sexuelles. Mes propres parents vivaient de la nourriture trouvée dans les dépotoirs publics. Ce n’est qu’une seule génération avant la mienne! Enfin, en 1973, les Dénés sayisi sont retournés sur leurs terres sans l’autorisation des autorités canadiennes. Neuf ans plus tard, je suis née et j’ai été amenée sur nos terres. Nous vivions dans une cabane en rondins, sans eau courante ni électricité. Mes parents avaient l’impression d’être morts et ressuscités. Tout le monde était en bonne santé, heureux et soutenu par la terre. Je ne ressens la paix que sur ces terres. Le contraste est saisissant avec l’expérience que nous avons vécue lorsque nous avons été relocalisés. Nous savons donc ce que c’est que d’être séparés de notre terre, c’est encore très présent dans notre mémoire.

Quelle structure de gouvernance avez-vous créée pour gérer la Seal River Watershed Alliance?

Il y a beaucoup de chevauchements et de territoires partagés avec les nations voisines. Il est évident qu’avec un territoire aussi vaste, nous avons besoin d’autant d’alliés que possible. C’est aussi beaucoup plus qu’une nation ou qu’un territoire. C’est aussi de l’importance de cette région à l’échelle internationale.

En tant que directrice générale, je suis conseillée par quatre chefs, des conseillers aînés, des jeunes, des utilisateurs du territoire, des conseillers externes à la communauté et des femmes. Je rends compte au conseil d’administration de la société, qui comprend un membre votant de chacune des trois autres nations (les Dénés de Northlands, la Première nation des Barren Lands et la Nation crie O-Pipon-Na-Piwin) et quatre membres des Dénés Sayisi. Le conseil d’administration définit la stratégie, la vue d’ensemble, et je suis responsable des opérations quotidiennes.

Nous avons choisi de créer l’Alliance pour être pris au sérieux. Nous avons estimé que nous devions prendre certains des outils du système colonial pour montrer à quel point nous prenons ce travail au sérieux.

Pouvez-vous me parler de votre programme de Gardiens?

Oui, notre initiative a été approuvée pour un financement au titre du programme Gardiens autochtones. Nous gérions déjà un programme non officiel de protection du territoire sans financement, mais pour que notre projet soit durable et que l’économie de la région continue à se développer, nous pensons que le programme des Gardiens autochtones est la meilleure façon de procéder. Nous avons adopté une approche à double perspective, qui combine les connaissances et les sciences occidentales et autochtones. Le programme Gardiens du territoire créera des opportunités économiques par le biais de l’écotourisme, conformément à nos propres règles.

Quelques réflexions en conclusion?

Lorsque j’ai assisté à la conférence des Nations unies sur l’eau le mois dernier et à la conférence mondiale sur la biodiversité qui s’est tenue à Montréal à la fin de l’année dernière, il y avait tellement de discussions sur les dégâts considérables causés à l’environnement. Moi j’étais là pour parler d’un endroit si différent. Notre projet est axé sur l’action et sur la prise de mesures proactives pour protéger notre avenir en tant peuple. Nous protégeons cette région intacte, notre demeure, notre culture et nos langues pour la planète et nos peuples. C’est un grand privilège, une grande responsabilité et un grand honneur!