Pleins feux sur les leaders de l’eau – Marie-France Witty
septembre 19, 2025
Bulletin trimestriel du Réseau canadien de l’eau (RCE) contenant les dernières nouvelles, des perspectives, et des réflexions de leaders d’opinion.

Au Canada, nous avons la chance de pouvoir compter sur des leaders municipaux du secteur de l’eau issus de divers horizons qui servent les communautés à l’échelle nationale. Le Réseau canadien de l’eau (RCE) rend hommage à ces personnes exceptionnelles dans le cadre de la rubrique « Pleins feux sur les leaders de l’eau », qui vise à reconnaître et à mettre en valeur leur contribution à l’industrie en présentant leur parcours professionnel et en partageant leurs réflexions sur les tendances du secteur.
Dans notre cinquième article, Nancy Goucher, gestionnaire du programme municipal de l’eau, a mené un entretien approfondi avec Marie-France Witty. Elle est directrice de la stratégie et de la performance des services municipaux d’eau de la ville de Montréal. Poursuivez votre lecture pour en savoir plus sur son parcours dans le secteur de l’eau.
Pouvez-vous nous décrire ce qui vous a amenée à choisir une carrière dans le domaine de l’eau municipale ? Quel a été votre parcours professionnel ?
Mon parcours dans le domaine de l’eau municipale n’est pas classique : je n’ai pas commencé par des études d’ingénieur, mais plutôt par des études en sciences, en économie et en commerce. Ces disciplines ont façonné ma façon d’aborder les décisions complexes en tant que gestionnaire de l’eau, en m’apportant une perspective unique qui allie rigueur analytique et réflexion stratégique.
J’ai suivi une formation scientifique, avec une spécialisation en biochimie, et j’ai obtenu une maîtrise en médecine expérimentale. Comme beaucoup d’autres, la crise financière de 2007 a bouleversé mon parcours initial. À cette époque, les entreprises pharmaceutiques réduisaient leurs effectifs et j’ai dû changer d’orientation. J’ai quitté Vancouver pour Montréal et j’ai poursuivi des études en économie d’entreprise, combinant mes bases scientifiques avec un intérêt croissant pour la gestion organisationnelle et la finance.
Cette combinaison m’a ouvert de nouvelles portes. J’ai été embauchée comme économiste de la santé, ce qui m’a conduite à occuper un poste dans le domaine de la sécurité au travail à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Ce travail m’a permis de mettre à profit mon expertise en matière de santé et de systèmes publics. Une décision familiale m’a amenée à changer à nouveau d’orientation, et j’ai obtenu un poste au service des eaux de la ville de Montréal qui exigeait une connaissance approfondie du fonctionnement des administrations publiques, des finances et des subventions, des domaines dans lesquels mon expérience s’est avérée étonnamment pertinente.
Je n’aurais jamais pensé rester longtemps à ce poste, mais c’est là que j’ai découvert à quel point le monde de l’eau municipale est fascinant. C’est un domaine profondément ancré dans la science. La chimie, la santé publique et la gestion de l’environnement sont des connaissances utiles dans mon travail. Ma formation en finance m’a également été extrêmement précieuse pour des tâches telles que l’évaluation du rapport coût-bénéfice des décisions, qui nécessite des données solides et une réflexion stratégique. J’ai réalisé que la gestion de l’eau n’était pas réservée aux gestionnaires, mais qu’il s’agissait d’un domaine multidisciplinaire où se croisent la science, l’économie et la politique.
Je travaille maintenant dans le secteur de l’eau municipale depuis sept ans. Mon travail consiste à élaborer des plans stratégiques, à établir des budgets et à assurer la viabilité financière, en particulier dans un contexte de restrictions budgétaires et d’évolution de la réglementation. J’ai constaté que mon expérience me permettait de faire le lien entre les connaissances techniques et la stratégie financière, ce qui m’aide à prendre des décisions à la fois scientifiquement fondées et économiquement viables.
Qu’appréciez-vous le plus dans votre travail ?
Ce que j’apprécie le plus, c’est la diversité. Par exemple, après être revenu de vacances la semaine dernière, je m’occupe de la planification budgétaire, des questions de qualité de l’eau, des relations avec les Autochtones et des défis liés aux achats, tout cela dans les premières heures du lundi matin. Si vous parlez à d’autres directeurs de mon département, ils vous diront la même chose. La catégorie de notre travail est incroyablement vaste.
Cette diversité des responsabilités signifie qu’il y a de la place pour des personnes ayant des domaines d’expertise très variés. Cela rend le travail dynamique et stimulant. Pour réussir ici, il faut être à l’aise dans des environnements où tout va très vite. Si vous préférez la routine et la prévisibilité, ce n’est peut-être pas le bon endroit pour vous.
Au fil du temps, j’ai dû me familiariser avec de nombreux domaines qui ne sont que vaguement liés à mes responsabilités principales. Par exemple, j’ai appris des choses sur la politique, car l’eau est un sujet politique. Elle touche à la santé publique, au financement, à l’approvisionnement et à la réglementation. C’est quelque chose que je constate clairement dans mes conversations avec les membres du Consortium sur les eaux municipales. Personne ne travaille de manière isolée. Nous collaborons constamment avec d’autres départements, ce qui nécessite une réflexion stratégique et des partenariats solides.
Notre département reflète cette diversité. Les scientifiques et les ingénieurs ont tendance à être pragmatiques et à se baser sur des données, ce qui en fait d’excellents collaborateurs. Mais pour gérer de grandes équipes, il faut aussi des personnes qui comprennent les émotions et la motivation. La diversité des profils nous aide à apprendre les uns des autres et à travailler plus efficacement.
Nous devons également être ouverts aux nouvelles personnes, aux nouvelles idées et aux nouvelles perspectives. C’est ce qui permet à notre travail d’évoluer et de s’adapter aux défis à venir.
Qui a eu le plus d’influence sur votre carrière ?
C’est en observant les personnes qui m’entourent, en particulier mes directeurs et mes superviseurs, que j’ai le plus appris. Je pose beaucoup de questions, parfois plus que ce à quoi les gens s’attendent, car je suis sincèrement curieux de savoir comment les autres abordent les décisions. Je prête une attention particulière à leur façon de penser, aux facteurs qu’ils prennent en compte et à la manière dont ils évaluent les différentes options. Ce processus m’a aidé à façonner mon propre style de prise de décision, qui repose sur une approche scientifique. Je me demande toujours pourquoi une décision a été prise et quel pourrait être son impact, et j’essaie d’appliquer les éléments qui me semblent pertinents à mon propre travail.
J’ai également été inspirée par des femmes puissantes occupant des postes de direction, telles qu’Angela Merkel, ancienne chancelière allemande, Janet Yellen, ancienne présidente de la Réserve fédérale, et Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne. La gestion de l’eau reste un domaine largement dominé par les hommes, en particulier aux postes de haut niveau. Il est donc motivant de voir des femmes diriger des organisations complexes et prendre des décisions importantes. Les femmes que j’admire ont réussi parce qu’elles sont à l’écoute des préoccupations de leur communauté et s’entourent de personnes diverses. Elles sont très efficaces et collaboratives, que leurs coéquipiers soient des hommes ou des femmes, des dictateurs ou des démocrates, riches ou pauvres.
Une bonne prise de décision ne repose pas uniquement sur l’expertise technique. Elle repose également sur la perspective, la curiosité et l’apprentissage des autres. C’est quelque chose que j’applique chaque jour.
De quoi êtes-vous la plus fière en tant que gestionnaire de l’eau municipale ? En quoi cela a-t-il contribué à l’organisation ?
L’une des choses dont je suis le plus fier est l’élaboration de la Stratégie de l’eau de Montréal. Bien que la ville ait déjà identifié les priorités existantes, celles-ci devaient être revues et harmonisées dans le cadre d’une vision claire et unifiée. J’ai dirigé l’élaboration de la stratégie en collaboration avec des partenaires de toute l’organisation, en établissant un consensus autour d’objectifs communs. Ces objectifs guident désormais notre travail pour les dix prochaines années. Si nous maintenons le cap, nous serons en mesure de gérer les risques plus efficacement, en particulier face à des défis tels que le vieillissement des infrastructures et l’objectif plus large de construire une ville résiliente. Il s’agit de la première stratégie qui a reçu l’adhésion totale de tous les services concernés par l’eau, ce qui constitue une réalisation importante.
Le succès de la stratégie réside non seulement dans le produit final, mais aussi dans le processus qui a mené à son élaboration. Je suis fier de ce que nous avons accompli ensemble. Au début du processus, en discutant avec différents services de la ville, j’ai découvert qu’ils n’étaient pas conscients de leur rôle dans le respect des réglementations, telles que les nouvelles exigences en matière de débordement des eaux pluviales. Certaines de leurs décisions contribuaient involontairement à la non-conformité. Cette conversation a mis en évidence l’importance de la communication interdépartementale et la nécessité d’une compréhension commune.
Tout au long de l’élaboration de la stratégie, nous avons collaboré avec des personnes de toute l’organisation et avons découvert des informations précieuses. Nous avons réalisé que si l’équipe chargée des infrastructures hydrauliques était experte en ingénierie, d’autres services détenaient également des connaissances essentielles sur les ressources en eau. Cela a été une révélation pour beaucoup de mes collègues. Cela a donné à chaque service la possibilité d’agir sur les aspects de la gestion de l’eau qui relèvent de leur catégorie et a créé un flux d’informations plus important au sein de l’organisation.
Le processus d’élaboration de la stratégie a été extrêmement enrichissant. Il a été construit grâce à une collaboration étroite et a aidé les autres départements à se sentir plus impliqués dans la gestion de l’eau. Désormais, chaque équipe comprend comment son travail contribue à la stratégie globale. Chacun peut identifier son rôle unique et la manière dont il s’inscrit dans une vision plus large.
Ce processus et ses résultats ont un réel pouvoir. La stratégie a uni les départements autour d’un objectif commun : protéger et confier à un gestionnaire l’une de nos ressources les plus précieuses.
Quels changements positifs avez-vous observés au cours de votre carrière et à quelles tendances émergentes les gestionnaires de l’eau devraient-ils prêter attention selon vous ?
Au cours des sept dernières années, j’ai constaté un changement significatif dans la façon dont la responsabilité environnementale est perçue dans la gestion municipale de l’eau. Lorsque j’ai commencé, les préoccupations environnementales étaient souvent considérées comme distinctes de notre travail principal. Par exemple, nous investissions plus de 500 millions de dollars par an dans la construction, mais les émissions liées au transport routier, à la consommation de carburant et à l’électricité étaient rarement abordées. Les énergies renouvelables et l’impact du carbone étaient considérés comme hors de notre catégorie.
Cela a changé. Aujourd’hui, on prend de plus en plus conscience que les services des eaux jouent un rôle majeur dans les résultats environnementaux. Notre responsabilité va au-delà du traitement des eaux usées : nous devons également tenir compte de l’empreinte environnementale plus large de nos activités. Le concept d’eau à carboneutralité gagne du terrain, et l’éthique environnementale est de plus en plus présente dans tous les services.
Ce changement est particulièrement visible dans la conception des projets. L’efficacité énergétique et l’empreinte carbone font désormais partie du processus de planification. Il s’agit d’un changement positif, et même si nous n’en sommes qu’au début, il existe un réel potentiel d’amélioration.
Si vous disposiez de ressources et de temps illimités, quelle initiative privilégieriez-vous ? Si vous pouviez avoir un super-pouvoir pour faire avancer ce travail, quel serait-il ?
Si j’avais des ressources et du temps illimités, je m’efforcerais d’aider les gens à comprendre véritablement la valeur de l’eau. Au Québec, l’abattage d’un arbre peut faire la une des journaux. Pourtant, l’eau, qui est tout aussi essentielle à la vie, passe souvent inaperçue jusqu’à ce qu’une crise survienne. Mon objectif serait de faire en sorte que le public accorde à l’eau la même importance qu’à d’autres ressources précieuses, que les gens apprécient autant que leur voiture, leurs vacances d’été, leurs vêtements ou leur téléphone portable.
Ce changement de perception est important non seulement pour le public, mais aussi au sein de nos propres organisations. Mon rôle consiste souvent à obtenir l’adhésion à des décisions importantes, notamment des investissements importants dans les infrastructures. Pour y parvenir efficacement, j’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de canalisations et de bâtiments. Il s’agit de l’eau. Tout le monde a un lien personnel avec l’eau. Qu’il s’agisse de souvenirs de baignade à la plage, de moments passés dans un chalet ou simplement d’ouvrir le robinet, l’eau fait partie de notre vie quotidienne. Nous n’exploitons pas suffisamment ce lien émotionnel.
En tant que scientifiques et ingénieurs, nous nous appuyons souvent sur des données concrètes pour étayer nos arguments, telles que des analyses coûts-avantages, des évaluations des risques et des rapports techniques. Mais lorsque nous nous adressons à des personnes ayant des responsabilités différentes, nous devons trouver le bon angle qui les interpelle. Le lien émotionnel peut être tout aussi puissant que les chiffres. C’est ainsi que nous obtenons le soutien nécessaire pour les investissements à long terme dans les infrastructures hydrauliques et la durabilité.
Cette approche nous a aidés à obtenir le soutien nécessaire à la mise en œuvre de la stratégie municipale sur l’eau, qui a réuni tous les principaux acteurs autour d’un objectif commun : protéger nos ressources en eau. Lorsque les gens comprennent la véritable valeur de l’eau, ils sont plus enclins à agir.
Y a-t-il quelque chose à votre sujet qui pourrait surprendre les gens ?
Les gens sont souvent surpris de voir à quel point je suis une intello. Je peux me plonger complètement dans des sujets très variés, des commissions publiques sur les contrats informatiques à la Fashion Week de Paris, en passant par la vie de Lise Bissonnette, l’ancienne rédactrice en chef du Devoir. Je regarde les audiences politiques avec la même intensité que d’autres réservent aux séries Netflix, et je suis parfaitement heureuse de lire des livres sur la sociologie ou l’économie comportementale tout en me relaxant sur la plage.
Je suis d’une curiosité insatiable. Rien ne m’ennuie, ce qui a parfois rendu mes études difficiles, car je ne voulais jamais choisir une seule voie. J’ai tendance à me plonger dans tout ce qui m’intéresse, même si cela n’a rien à voir avec mon travail. Cette curiosité a façonné ma façon d’aborder les problèmes au travail et de relier des idées entre différentes disciplines. C’est en partie ce qui rend mon approche de la gestion de l’eau unique.
Merci, Marie-France, d’avoir partagé vos réflexions avec notre réseau.












